Chloé


Mes lèves mordillées, je guette avec appréhension le vent glacial qui lacère les vitres de l'aéroport de Toronto. Il se trouve que pour notre premier noël rien qu'à deux, mon époux n'a rien trouvé de mieux qu'une virée dans l'enfer glacé du Canada.

- Ça sera l'occasion de présenter aux frères Keagan la maquette de Demon kingdom 2, m'a-il plaidé en total bonne foi de patron sadique.

Succès au hit-parade oblige, je peux compter sur les doigts d'une main nos jours de congés cette année. Notre métier consiste à gérer de A à Z la mise en circulation des jeux-vidéo scénarisés par les deux frères. Musique, graphisme, marketing, tout est affaire de précision dans ce secteur où la compétition nous fait devenir nous-même des no life.

Ce n'est pas que je m'en plaigne cela dit, mais bosser avec son mari présente autant d'avantages que d'inconvénients. Comme le fait de régler nos désaccords musicaux sur la bande son de nos ébats.

Et là, vous vous demandez pourquoi je parle d'inconvénient, n'est-ce pas ? Très bien. Alors, imaginez l'expression choquée d'une anglaise dans la cinquantaine qui vous fait discrètement remarquer que vous avez un énorme suçon dans le cou. L'anglaise en question étant l'adorable secrétaire de Nao que je suis maintenant bien incapable de regarder dans les yeux.

Voilà, maintenant vous comprenez.

Bref, tout ça pour dire que j'ai accepté d'un grognement de femme des cavernes la proposition de mon cher et tendre. Soit une semaine tous les deux dans un chalet canadien perdu au fin fond du trou de cul d'un caribou. Sans secrétaire. Toutefois, le romantisme a fondu comme neige au soleil face à ce qui m'attend dehors. Le froid. Glacial et mordant. Et je ne vais pas tarder à le devenir moi-même.

Tout en moi maudit le bel asiatique à ma droite. Tout. Excepté ces deux mètres carrés de peau qui ne rêvent que d'être habités à nouveau par leur colocataire préféré.

Je frissonne lorsque les beaux yeux bruns de Nao se posent sur moi. Huit ans de vie commune et deux années de mariage, pourtant le bail est loin d'être terminé. Je dirais même qu'il ne fait que commencer.

Un soupir d'angoisse gonfle soudain mes poumons en apnée. Si seulement un troisième habitant n'avait pas décidé d'emménager il y a sept semaines de cela. Peut-être que... Non. Non ! C'est merveilleux. Enfin, c'est censé l'être, non ? C'est vrai quoi, beaucoup de femmes rêveraient d'être à ma place.

Un mari attentionné, un appartement génial avec vue imprenable sur New-York, des amis en or.

Et ça.

Ça.

Il va vraiment falloir que je songe à changer ce pronom démonstratif en pronom personnel. Après tout, personnelle, notre histoire risque fort de le devenir dans les prochains mois. Je crois même qu'on ne peut pas faire pire entre les nausées et les hémorroïdes.

Tout d'un coup, des images de reportages obscurs zappés les soirs d'insomnie post-coïtales s'imposent à mon esprit. Et le soupir devient tempête. Une crise d'angoisse, comprends-je aussitôt. Je vais faire une crise d'angoisse dans le pays de Céline Dion.

Tout ça parce que je suis la seule à connaître mon secret. Je ne veux plus, non je ne veux plus être all by myself anymore. Ce secret est un putain iceberg ! Et si notre mariage doit couler comme le Titanic parce que Nao n'accepte pas d'être mon Dicaprio, alors qu'il sombre ! Je me casserai à la nage sur cette foutue planche pendant que lui se gèlera les cojones all by himself.

Un ricanement nerveux franchit mes lèvres glacées d'amertume.

- Euh, ma puce tu vas bien ? s'inquiète le futur noyé.

Lentement, je desserre les dents, souffle sur une mèche tombée de mon chignon et lui sourit avec tendresse.

- Bien sûr, mon amour[1]. J'étais seulement partie peaufiner l'un de mes scénarios netflix.

Des bulles de désir pétillent sur ses iris sobres depuis deux heures de vol.

- Celui où je suis un dieu du sexe nippon réincarné en patron machiavélique ?

- Nan, éclaté-je de rire. Celui où tu prends les traits de Ryan Gosling.

Ses lèvres sensuelles miment l'expression d'un enfant boudeur.

- Je crois que je vais supprimer notre abonnement pour Disney +.

- Pourquoi ? le taquiné-je. Tu te crois plus irrésistible que Donald Duck ?

Il joue des sourcils d'un air polisson. Son imitation foirée de l'accent asiatique déchaine mon hilarité.

- Les canards laqués ont toujours meilleur goût, princesse.

Redevenu soudain sérieux, il se penche et me murmure à l'oreille :

- Si tu es sage, ta bouche pourra le vérifier quand on arrivera au chalet.

Mon désir pour cet homme brûle immédiatement cette maudite planche. Je tourne la tête vers lui, bien décidée à bégayer ma répartie, mais Nao s'éloigne déjà. Son petit sourire satisfait coincé dans sa valise Louis Vuitton.

Par pitié, songé-je avant de le rejoindre, la peur au ventre. Faites que cet iceberg ne coule pas notre histoire.


[1] En français dans le texte. 


Nao


Les portes coulissent sur un chaos glacé. De la neige, partout où mon regard ose se poser. Y compris sur la doudoune rose bonbon de Chloé dont les yeux feraient dégeler n'importe quelle poudreuse.

Pour une fois, je peine à comprendre ma moitié. C'est vrai, il n'est pas si mal ce pays. Bon à part pour la version Simpson canadienne, sinon...

J'observe du coin de l'œil la sublime créature à ma gauche affairée à tenter de me haïr. Peine perdue, nous le savons tous deux. Les libellules tatouées sur nos poignets peuvent planer quelques instants en solo, mais quand il s'agit d'affronter les tempêtes de la vie, elles préfèrent voler en tandem.

Et vu l'apocalypse qui nous attend dehors, un peu de chaleur humaine ne serait pas de refus.

- Je te déteste, bredouille-t-elle les lèvres tremblotantes de froid.

Autant pour la chaleur humaine. Je lève les yeux au ciel et mords le sourire naissant sur mes lèvres.

Sinon, terminé-je intérieurement, avec Chloé à mes côtés cet Enfer glacé devient mon paradis blanc.

- Marie est en Italie, poursuit mon ange vengeur. Tessa à Hawaii et nous...

- Nous sommes ici ensemble, minaudé-je en battant des cils. Ne suis-je donc pas le rayon de soleil de ta vie ?

Ses yeux revolvers me transpercent de balles azurées. Je pose une main sur ma poitrine. Touché, princesse. Un millier de fois touché à t'énerver. Un million à t'aimer.

- Ce qui explique pourquoi j'ai si froid, marmonne-t-elle insensible au trépas de son soupirant.

- Aie.

- J'ai mal.

- Moi aussi, ma chérie.

- Non, je veux dire j'ai vraiment mal. Quand j'expire. La vache, il fait combien là ? Moins dix ?

- Plutôt moins vingt-cinq.

- QUOI ?

Feignant de ne pas entendre le hurlement du glaçon rose, j'empoigne avec diligence nos deux valises.

Un discret coup d'œil sur la mienne et son contenu surprise, puis je lui indique du menton la voiture de location qui nous attend :

- Allez Sanka man[1], lancé-je d'un ton enjoué. Allons tracer la glace. Canada, nous 
voilà !

Hum, vous ai-je parlé d'un paradis blanc ? Oubliez ça. Vu le regard assassin de Chloé, c'est de rouge qu'il sera bientôt teinté.

Bah, peu importe ! Je l'emmènerai au septième ciel pour me faire pardonner. Ça marche...

Enfin presque toujours.


[1] Référence au film Rasta Rockett. 


Chloé


Presque. Ses baisers enflammés m'auront presque fait pardonner cette excursion en terre inconnue. Y compris pour nos GPS.

Enfin arrivés au chalet, je pousse un soupir dépité devant la bâtisse au charme désuet. Non pas que je sois devenue l'une de ses épouses milliardaires de téléréalité habituées aux bains de lait de chèvre à 500 dollars, mais quand même ! À la vue de sa façade usée et de ses fenêtres à moitié lavées, mes souvenirs de onsen grignotent ma bonne humeur. Tel des vers rancuniers coincés dans une pomme d'amour.

Je frissonne, transie de froid. Bon sang, je trairai cette foutue chèvre moi-même pour un bain 

chaud !

- Hum, croasse Nao. Bon, c'est peut-être plus joli à l'intérieur. Comme on dit, ne jamais se fier aux apparences.

Je ricane et susurre méchamment.

- Dixit l'homme qui a épousé une actrice pour sa beauté.

Georgiana, son ex-femme. Blonde sexy et grosse poitrine. Le titre parfait pour le film d'horreur de ma vie. Cette comédienne de renom a beau avoir trouvé son âme-sœur il y a quelques années de cela, ma jalousie est demeurée. Mes dents grincent encore au souvenir de ce qu'elle nous a fait il y a huit ans.

Soudain, le corps réconfortant de mon homme se plaque contre mon dos. Ses bras se resserrent autour de moi avec tendresse. Et sur cette route enneigée perdus au milieu de nulle part, y compris dans nos doudounes respectives, je me dis qu'on doit ressembler à deux bonhomme Michelin enlacés.

- Non, me chuchote-t-il à l'oreille. Dixit l'homme qui a épousé une folle à poêle pour son humour.

Je tourne la tête vers lui, à nouveau furieuse.

- Et pour sa beauté, s'empresse-t-il de rajouter en rigolant.

Minimiser la colère de sa femme, du Nao tout craché. S'il savait qu'en plus de ma thyroïde, une autre hormone est entrée dans la partie. Non, Chloé. Il est resté et il restera. Il te l'a juré devant Elvis et Maryline Monroe, ce n'est pas rien.

Ma fureur bat en retraite face au souvenir de notre mariage à Las Vegas. Peu conventionnel, disent certains. Catastrophique, décrètent d'autres. Merveilleux, clame notre couple. Bon, c'est vrai que nous avons chacun enchainé les gaffes. Néanmoins, ce jour restera le plus beau de ma vie. Quoi qu'il puisse se passer. Oui, lui et moi ça ira.

Mais qu'en sera-t-il de nous ?

Je chasse ces pensées obscures par un sourire que j'espère lumineux. Et carnassier.

- Fais gaffe, grogné-je. Je suis sûre que je peux en trouver une dans ce trou de... cet endroit.

L'étreinte de Nao se desserre aussitôt. Il me tarde déjà de la retrouver, mais avant cela il faut nous installer dans ce tau... cet endroit.

Près de moi, la mine déconfite de mon mari me fait pousser un faux soupir enjoué. Il voulait me faire plaisir, nous octroyer des vacances à deux et voilà que je joue les gremlins. Foutue neige fondue qui décuple ma mauvaise humeur.

Alors, pour remonter celle de mon chéri, je me redresse (enfin je crois, c'est difficile à dire avec toute ce rembourrage) et lance avec enthousiasme :

- Ça va être génial, Nao ! Toi, moi... ici. Ça ne peut que l'être. Et puis, peu importe l'endroit du moment qu'il y a un lit ça me va.

La luxure dans mes yeux se noie soudain dans le doute des siens.

- Attends... il y a un lit au moins, hein ? Nao ? Pourquoi tu ne réponds pas ? Nao ?

Il pousse un soupir et passe une main dans ses cheveux corbeaux parsemés de neige.

- Je ne sais pas, ce n'est pas moi qui ai fait la réservation. J'étais trop occupé avec le jeu.

Je fronce les sourcils, suspicieuse.

- Qui est-ce dans ce cas ?

- J'ai passé la main.

- Et la mienne me démange. Qui dois-je donc remercier pour ce Délivrance[1] canadien ?

- Tu exagères.

- Si peu.

- Gardes-en pour le nom de notre agence de voyage.

- Qui est...

- Armstrong.

Trent. Ce petit con de Trent. Évidemment. Mes dents claquent de plus bel et le froid n'en est plus la cause.

- Je vais envoyer cet albinos sur la lune, bégayé-je les lèvres gelées. On verra qui respire le mieux après ça.

Le sourire de Nao est enfin de retour.

- Mais tu disais que ça allait être génial, raille-t-il. M'aurais-tu menti, ô toi mon âme sœur ? La prunelle de mes yeux, mon canari en sucre, ma tartelette à la frai...

Mon estomac affamé grogne, arrêtant ses éloges gourmandes.

- Arrête ton char, Nao. Toi et moi savons tous deux que c'était un mensonge.

- Oh, vraiment ? J'y ai presque cru pourtant. Cela dit, je suis sûr que deux autres années de mariage sauront parfaire tes talents de comédienne.

Je croise les bras, boudeuse.

- Je te déteste, mens-je.

- Et moi je t'aime, on est quittes. Allez viens, princesse...

Tout à coup, mon corps s'éloigne du sol pour se retrouver dans son endroit préféré au monde : ses bras. Je sens vibrer contre moi son rire alors qu'il me porte avec prudence jusqu'à l'entrée de cette merd... de cet endroit.

En chemin, ses yeux se posent sur moi, et sa voix rauque remplace aussitôt ma faim par une autre plus charnelle.

- Allons découvrir s'il y a un lit.


[1] Film d'horreur américain. 


Nao


Il y en a un. Ce qu'il n'y a pas en revanche est un minuscule, riquiqui, insignifiant petit détail. Du moins, pour moi. Mais je suis japonais, alors les tailles et moi...

- Il n'y a pas d'électricité. On va mourir, Nao. Mourir !

Je soupire et me pince le nez. Chloé est française, alors forcément les mesures ne sont pas les mêmes.

- On ne va pas mourir, Chloé. On va juste avoir un peu froid.

- Un peu ? UN PEU ? Tu te fiches de moi, là ? On va terminer comme Stallone dans Demolition man ! Congelés, voilà ce qu'on va devenir ! Tout ça pour des putains de vacances de...

- Fais gaffe princesse, tu vas te pendre une amende pour excès de gros mots. Tiens d'ailleurs à ce propos, je suis allé voir et il n'y a pas de papier toilette.

- C'est ce que je dis, on va mourir !

- Non, Chloé. Nous allons juste devoir serrer les fesses le temps d'aller en acheter.

Mon sourire embrasse sa mine horrifiée. À distance. Je ne tiens pas à être mordu, non plus.

- Mais on doit pouvoir trouver du bois, avancé-je d'un ton jovial. Je vais en chercher, il y en a derrière la maison. Tu verras, quand on sera allongés nus devant un bon feu de cheminée, tu oublieras ce détail. Un problème après l'autre, Chloé.

Excepté celui dans mon pantalon qui est loin d'être aussi insignifiant pour elle. Malgré le froid, une vague de chaleur déferle dans mes reins avides.

Excité par la perspective d'un câlin au chaud, je me dirige à pas pressés vers la sortie quand Chloé me rappelle à l'ordre.

- Il y en a un autre, pourtant. Un problème qu'on doit résoudre à deux.

Je me retourne au moment où elle désigne son ventre gonflé par au moins dix couches de pulls. Soudain une douche glacée éteint les flammes de mon désir. Elle n'est quand même pas...

- La faim, maugrée-t-elle. J'ai faim. Et tu sais ce que je deviens quand j'ai faim.

Je pousse un soupir de soulagement. Je mentirais si je disais que la perspective de me reproduire ne s'insinue pas de plus en plus dans mon esprit. Je me dis que c'est seulement parce que cela implique de mélanger mon ADN avec elle. Rien qu'elle. Un mini nous... Oui parfois cette idée m'effleure, moi qui étais pourtant anti-enfants. Anti-tout, serait plus exact. Pourtant depuis peu, la peur de propager la maladie de ma mère s'efface parfois face aux résultats scientifiques. Au fond je le sais, j'ai plus de chance de transmettre mon humour pourri que ce foutu cancer.

Quand ai-je changé ? Peut-être est-ce lorsque j'ai glissé l'anneau au doigt de Chloé. Ou peut-être est-ce quand nos corps ont glissé sur la piste de danse sur un Love me tender braillé par un sosie ivre de tout sauf de musique.

À chaque jour qui passe, elle m'offre un avenir, un espoir. Même ma relation avec mon père s'est considérablement améliorée depuis qu'elle est entrée dans ma vie. Oui, je pourrais me laisser berner par la tentation, toutefois nous sommes deux à devoir y céder. Et mon autre moitié, la meilleure de moi-même est farouchement opposé à l'idée d'enfanter.

Alors, j'étouffe cette envie dans un coin obscur de ma tête, préférant attiser à la place le feu de notre amour.

- Un gremlin à la fois, Chloé, gloussé-je. D'abord le frigorifié, ensuite l'affamé. Je vais nous allumer un feu et ensuite on ira au restaurant.

Je hausse un sourcil taquin et ouvre la porte. Puis d'un geste théâtral, je me tourne une dernière fois pour lui souffler ma réplique à deux balles. Dans mon dos, le froid mordille mes fesses de comique raté :

- Évite de prendre une douche en attendant, je ne tiens pas à multiplier mes tâches. Je suis gelé aussi je te signale.

- Ça ne risque pas, réplique-telle d'un ton acide. Puisqu'il n'y a pas d'eau chaude.

- Parfait ! clamé-je ravi. Tu vois Chloé, un problème de moins à la fois. 


Chloé


Mais un autre problème nous attendait au centre-ville. Enfin, si on peut appeler centre-ville une place enneigée où une micro-superette et un garage se tapent en duel.

Près de moi, Nao d'habitude si calme s'agite et me sort d'une voix aussi cinglante que ce vent canadien :

- Tu penses que Trent a choisi cet endroit pour nous forcer à cuisiner ? Je cuisine déjà tous les jours. Merde, je voulais juste me poser, profiter et ne rien faire ! C'était trop demandé à ce crétin en blouse blanche tu crois ?

Je grimace, plus solidaire que jamais.

- Ça fait beaucoup d'infractions, ça.

Ses bras s'agitent dans l'air glacée.

- Aux chiottes Rambo, c'est pas sa guerre !

À ces mots, j'agite sous son nez notre trophée de papier.

- Ah par contre, on a le papier toilette et...

- Et les cadeaux, termine-t-il. Au moins cette année, je n'ai pas oublié le mien.

Le mien non plus pensé-je à nouveau affolée. Sauf qu'il est très bien emballé sous ma doudoune.

Je racle ma gorge, affectant une quinte de toux pour masquer mon embarras.

- Hum, voilà ce que je te propose. On rentre, puis on se fait...

Mon regard dépité fixe le sac tenu par Nao où gisent un paquet de biscuit et une bouteille de coca. Évidemment, tout au magasin avait déjà été dévalisé par les habitants de trou du cul town.

- Un festin de rois, conclus-je avec entrain forcé.

- Un peu vaincus les rois quand même, contre mon mari.

- Ensuite, poursuis-je inébranlable. On se pose près de la cheminée où mon MacGyver japonais nous aura concocté un feu à faire rôtir Lucifer. Et...

- On fait l'amour ? demande un Nao plein d'espoir.

- Non. On ouvre...

- Ma braguette ?

- Non, on déballe...

- Ta doudoune ? Remarque, il va sûrement me falloir au moins une heure pour t'enlever toutes ces couches.

- On s'offre nos cadeaux ! hurlé-je, faisant retourner le seul passant de la ville.

Un sourire éclos sur le beau visage de mon époux, très vite remplacé par l'ombre d'un doute.

- À ce propos, grimace-t-il. Je tiens à te prévenir que mon cadeau risque de ne pas te plaire.

Le mien encore moins, mon chéri. D'humeur néanmoins joueuse, je détaille ses traits à la recherche du moindre indice.

- Hum... est-ce que c'est un renne empaillé ?

Ce rappel à Sven, mon ancien prétendant suédois, lui redonne le sourire.

- Si seulement, soupire-t-il. Non, ce n'est pas ça.

- Un Colonel moutarde empaillé alors ?

- Je ne suis pas sûr que Trent approuverait qu'on fasse du mal à son lapin.

- Un albinos empaillé ?

- Mais qu'est-ce que tu as avec l'empaillement ?

Je hausse une épaule.

- Aucune idée, je crois que c'est à cause de la biographie que je suis en train d'écrire.

- Celle sur ce tueur en série anglais ? Comment il s'appelait déjà ?

- Jacobson, acquiecé-je. Un grand homme qui mérite d'être plus connu.

- Et donc quoi, il empaillait les lapins ?

- Non, son truc c'étaient les papillons. Bref, revenons à mon cadeau. La tête de ton ex sur un plateau d'or ?

Il éclate de rire.

- Je crois que ce mec commence à déteindre sur toi. Non, petite curieuse rien de tout ça. C'est quelque chose qui vient du passé. Quelque chose d'ancien. C'est bien ça le problème, je ne sais pas si tu en auras encore besoin.

- Ça dépend, le taquiné-je. Aussi ancien que toi ? Si c'est le cas, ça me va. Après tout, j'ai toujours besoin d'un masseur pour mes pieds.

- Je crois que je vais le garder finalement, se renfrogne-t-il.

Je proteste, à grands coups de bisous et mots doux. Finalement, il capitule devant sa reine de la mauvaise foi.

- Et le mien ? demande-t-il soudain d'un ton sérieux. Est-ce qu'il appartient au passé ou au 

présent ?

Je me fige à ses côtés, le cœur battant à faire péter mes artères.

- Au futur, soufflé-je. Définitivement au futur. 


Nao


Le futur. Depuis que Chloé m'a donné son indice, ce mot tourne en boucle dans ma tête. Je croyais notre avenir déjà tout tracé. Elle, moi et Aiko notre shiba Inu de sept ans. Tous les trois dans notre petit cocon New-Yorkais.

Est-ce qu'elle voudrait déménager ? Elle ne m'a jamais caché son envie de partir vivre au Japon, ni ses réticences à laisser Tessa et Miko sur le sol américain. Personnellement, je m'en fous. Ici ou là-bas, mon pays c'est elle. Sauf si son choix se porte sur l'Alaska. Mon amour n'a pas de limites, uniquement quelques frontières.

Cela dit, vu comment elle se pelotonne contre moi sous la couette, il n'y a aucun risque. Après notre retour, nous nous sommes gavés de gâteaux avant de contrôler notre logement. Le lit du chalet étant dans un état lamentable, nous nous sommes improvisé un matelas à l'aide de nos vêtements et d'un plaid embarqué dans nos bagages. Je m'attendais à quelques protestations, à ce qu'elle m'implore de rentrer chez nous mais curieusement, Chloé n'a même pas poussé un soupir dégouté.

Étrange.

Flippant.

- Ça c'est les vacances, baille-t-elle en s'étirant. Toi, moi et un bon feu. Il ne manque plus que la peau de bête.

Ô ancêtres canadiens en slip de caribou, qu'avez-vous donc fait de ma femme ? Je suis sûr qu'ils ont remplacé son sang par du sirop d'érable.

- Celle de Trent est à deux heures d'ici, déploré-je d'un ton sadique. Dommage, je suis sûr que sa peau d'albinos aurait fait un bon tapis.

Son rire mélodieux vibre contre mon torse.

- Quelque part, on peut le remercier. C'est pas mal ici finalement.

- Tu veux dire que l'eau chaude ne te manque pas ? Ni netflix ? Ni tes peluches ? Ni tes...

- Ok, ok, rigole-t-elle tu m'a eu à « eau chaude ». Bon j'avoue, ça aurait pu être mieux. On va dire que ce n'est pas si mal.

- Je préfère. Ce « si » colle plus à ma Chloé.

Ses cheveux châtains chatouillent mon nez alors qu'elle lève ses beaux yeux bleus vers moi. À mon grand étonnement, une lueur d'inquiétude les macule.

Mon cœur s'alarme de ce changement d'humeur. Quelque chose de grave se prépare, je le sens. Est-ce qu'elle m'aurait encore caché son état de santé ? Non. Non, nous étions d'accord là-dessus. Plus de secrets. Aussi durs et inavouables puissent-ils être. C'est ça être un couple, et c'est elle qui me l'a appris. Alors...

- Qu'y a-t-il, princesse ? Je vois bien que quelque chose te turlupine. Tu veux en parler ?

- Et si, chuchote-t-elle si bas que je dois tendre l'oreille.

- Et si quoi ?

Elle ferme les paupières un instant avant de les rouvrir. La tempête qui faisait rage dans ses iris semble s'être calmée. Mais pour combien de temps ?

- Et si notre vie changeait ? me demande-t-elle d'une petite voix. Est-ce que tu m'en voudrais ?

- Ça dépend, éludé-je d'un sourire crispé. Tu veux me quitter ?

- Quoi ? Non ! s'exclame-t-elle horrifiée. Bien sûr que non !

- Tu veux un deuxième chien ?

- Un pull en poils à chaque mue me suffit.

- Tu veux...

Sans me laisser le temps de finir ma blague, elle repousse le plaid et se lève d'un bon.

- Et si on s'offrait nos cadeaux ? propose-t-elle en tapant dans ses mains.

Je grimace alors que mon corps de futur quarantenaire craque de partout en se dépliant.

- Le mien d'abord.

- Moi d'abord.

Un regard échangé, un éclat de rire et mon cadeau entre ses mains. Je perds volontiers quand il s'agit de gagner son amour.

Excitée comme les puces que je soupçonne avoir envahi le matelas, elle pose le lourd objet sur la table basse. Ses doigts s'agitent dans tous les sens, arrachent sans préliminaires le papier cadeau.

- Dire que j'ai mis une heure à l'emballer, me lamenté-je. Enfin, je savais bien que j'avais épousé Hulk.

Elle ne relève même pas l'affront, trop absorbée par la beauté de la machine à écrire. La Remington entièrement déshabillée, elle pianote sur les touches sans même oser les toucher.

- Waouh, Nao c'est... elle est magnifique !

- Elle date de 1935, lui expliqué-je, ému par sa réaction. Elle est en parfait état de marche alors tu pourras écrire sur ton tueur en série préféré. Je suis sûr qu'il apprécierait.

- C'était un homme de goût, approuve-t-elle. Tout comme toi.

Je lui offre un clin d'œil fripon.

- Normal, puisque je t'ai choisi.

Subitement, son visage se referme. Sa bonne humeur désertée, elle se lève et se dirige lentement vers son manteau laissé sur le buffet. Je profite qu'elle ait le dos tourné pour contrôler mon stress. Mes mains tremblent, mon souffle se raréfie. Je ne sais pas si je dois redouter ou adorer son cadeau. Encore quelques secondes, Nao. Et tu le sauras.

Je coince mes doigts secoués d'angoisse entre mes cuisses alors que ma femme se place devant moi.

Sans un mot, elle pose un petit paquet rectangulaire sur mes genoux puis s'éloigne d'un pas.

- Joyeux noël, mon chéri, sourit-elle tristement. En revanche je te préviens, il n'y a aucun retour ni remboursement possible.

Je déglutis, pour la première fois mal à l'aise face à son sérieux déroutant.

Et si.

De mes mains devenues castagnettes, je déballe à mon tour mon cadeau.

Et si.

Une jolie boîte en bois apparait dans mon champ de vision rétrécit par la peur. Je fronce les sourcils, jette un coup d'œil à Chloé qui m'encourage d'un geste impatient à l'ouvrir. Alors, j'inspire, expire et m'exécute.

Et si.

À l'intérieur, calé sur du velours noir, un test de grossesse dont le signe rouge part en croisade contre toutes mes peurs.

Et si. Et si. Et si. Et si.

Dans mon cerveau, une guerre fait rage. Une guerre impitoyable, navrante, affreuse. Une guerre qui ne laissera pas ma santé mentale sortir vainqueur.

- Des spaghettis, begayé-je. Il faut que j'aille acheter demain des spaghettis. Avec de la sauce tomate. J'ai envie de spaghettis, pas toi ?

Elle mordille ses lèvres blêmes.

- Je sais Nao, c'est un grand choc. Pour moi aussi, tu sais.

La défense choisit de plaider ma cause par un rictus forcé.

- Un choc ? Non. Non, je t'assure ça va. Ça va même très bien. Très, très bien.

- Ok. Donc, si tu viens de comparer notre bébé à un spaghetti c'est parce que...

Mon sang se fige dans mes veines.

- Notre ?

- Oui

- Bébé ?

- C'est ce que j'ai dit, oui.

Ma tête tourne. Ou bien c'est la pièce. Ou bien les deux. Je déteste le Canada. J'adore les spaghetti. C'est pas un crime, si ? Peut-être que ça l'est dans ce foutu pays.

- Je ne me sens pas très bien, suffoqué-je. Je crois que j'ai envie de vomir.

Elle grimace

- Moi aussi. Depuis sept semaines en fait. Si tu savais, je n'en peux plus de ces naus...

- Sept ? l'interrompé-je paniqué.

- C'est ce que j'ai dit, oui.

- Sept ? Comme le sept de Miko ?

- Elle c'est en jours, compte en semaine, mon chéri.

Je plonge ma tête entre les mains.

- Oh mon dieu, soufflé-je.

La voix amusée de Chloé résonne quelque part autour de moi.

- Évite d'invoquer son nom, Nao. La dernière fois que j'ai fait ça, j'ai eu un orgasme et un bébé.

Brûlant. Ce feu de cheminée est brûlant. Mon corps est en train de cramer. Je m'évente, repousse mes cheveux mais rien n'y fait. Je frôle la combustion.

- J'ai dû mal à respirer, glapis-je. Il fait chaud, non ?

À bout de souffle, je penche cette fois-ci la tête entre mes cuisses. Le sol d'une propreté douteuse comme seul paysage de désolation.

- C'est peut-être une erreur, avancé-je prudemment. Ça arrive, tu sais. Tu devrais peut-être le repasser. Juste au cas où.

Soudain, un deuxième test de grossesse apparait dans mon champ de vision. Positif lui aussi.

- Je crois que c'est le seul test au monde qu'on ne peut pas rater, Nao.

- Oh mon... Oh bon sang. Je...

Je me relève d'un sursaut, le corps probablement aussi tendu que les ressorts du matelas.

- J'ai besoin...de... prendre l'air. Juste une minute. Et je... je...

Sans même un regard pour ma Chloé je fuis vers la sortie, une main posée sur ma poitrine. Un infarctus, je vais avoir un putain d'infarctus.

La porte d'entrée claquée derrière moi, je m'appui contre elle, m'intimant à prendre de petites bouffées d'air. Je ne peux pas la laisser, il faut que je me calme. Il faut que j'y retourne. Pas question de tester les ambulances canadiennes. Je vais bien, très bien. Il faut que j'y retourne.

Bouge ton cul, Nao ! Bouge !

Seulement alors que la neige redouble d'intensité, la voix d'un lâche qui me ressemble me murmure qu'il y a de l'électricité et de l'eau chaude à l'hôpital.

Peut-être que l'infarctus, ce n'est pas si mal.

Et si...


Chloé


Et s'il ne revient pas, je fais quoi ? Déboussolée par la réaction de Nao, un poil exagérée, je tourne en rond autour du canapé. À chacun de mes pas le feu crépite, tout comme ma colère ressuscitée de ses cendres.

Non mais pour qui se prend-il à me laisser seule comme ça ? Les hommes, je vous jure ! Ce n'est quand même pas ma faute si pendant notre dernier voyage d'affaire j'ai loupé la pilule à cause du décalage horaire. Il n'arrête pas de me sauter dessus et moi... et moi je fais pareil.

Torts partagés, ex aequo.

Mon centième tour de piste achevé, je me fige devant la porte d'entrée, suppliant en silence l'homme réfugié derrière. Par pitié Nao, reviens-moi. Parle-moi, disputons-nous mais ne me laisse pas. Ne me laisse pas toute seule. Je n'y arriverai pas sans toi, je...

Soudain comme une réponse à ma prière, le bois grince, révélant la mine déconfite de mon mari.

Son teint citron pressé par la honte, il s'approche à pas prudent de moi, la tête baissée.

- Est-ce qu'on peut... est-ce qu'on peut se parler ?

Sa voix brisée détruit toutes mes défenses pourtant savamment orchestrées. Silencieuse, je m'installe sur le canapé puis d'un sourire timide, tapote l'espace vide près de moi l'invitant ainsi à me rejoindre.

- Je pense qu'on le doit, oui.

Il acquiesce penaud et s'assoit. La chaleur de la cheminée n'est rien à côté de celle provoquée par notre proximité. J'ai envie de l'étreindre, de l'embrasser, de lui dire que tout ira bien. Mais ce n'est pas à moi de m'amender. Ce n'est pas à moi de le rassurer. Pas cette fois.

- Pardon, gémit-il. Je te demande pardon princesse j'ai... j'ai paniqué.

- J'ai eu la même réaction, tu sais. Sauf que moi j'étais toute seule dans les toilettes de Nami Corp.

- Pourquoi tu n'es pas venue me voir quand tu as su ?

Ma bouche se tort de dégout.

- J'étais trop occupée à sortir ma tête de la cuvette. Et quand je suis allée dans ton bureau, tu avais l'air si heureux de me voir que je n'ai pas osé détruire ce moment.

- Tu ne l'aurais pas détruit.

- Tu es sûr ?

- Absolument.

- Dixit l'homme qui a frôlé l'infarctus.

- Dixit l'homme qui t'aime.

Je pousse un soupir de soulagement. Il m'aime encore. En ai-je seulement douté ?

- C'est drôle tu sais, reprend-il sur un ton de confidence. J'y pensais depuis un moment.

La surprise me fait tressaillir.

- À faire un enfant ?

Il acquiesce.

- J'avais peur de t'en parler, que tu me reproches d'avoir changé d'avis. Que tu penses que tu ne me suffises plus. Ce n'est pas le cas et ça ne le sera jamais, seulement...

- Tu en as envie parce que c'est avec moi.

Hochement de tête, sourires échangés, complicité retrouvée. Comme un éternel recommencement, une ritournelle qui n'appartient qu'à nous.

- C'est pareil pour moi, Nao. Je pensais qu'être mariée étai le comble du bonheur. Je nous voyais déjà vieillir rien que tous les deux, toi et moi recouverts de poils de shiba inu. Seulement quand j'ai appris la nouvelle, j'ai... Disons qu'après la panique, je me suis sentie étrangement sereine. Tu sais avant, je voyais notre histoire comme un récit sans coquilles ni chapitres. Un récit parfait. Une succession de journées à t'aimer, à nous engueuler, à nous guérir. J'avais tort. Notre histoire a des chapitres. De magnifiques, incroyables et époustouflants chapitres. Et notre bébé en est un. Je ne dis pas que ça sera le plus merveilleux de tous. Ça sera peut-être le plus éprouvant, mais il fait partie de notre histoire. J'avais seulement besoin de le voir écrit sur ce test de grossesse pour ressentir l'envie de l'entamer un jour.

- C'est ce que j'ai pensé aussi, mais j'étais trop lâche pour te le dire, pour faire l'ébauche de ce chapitre. Alors que toi...

Délicatement, il entremêle nos doigts et dépose un tendre baiser sur les miens.

- Tu as réussi à le faire seule.

- Eh bien, techniquement concevoir un bébé est un travail d'équipe alors considère que tu es mon co-auteur.

Aussitôt, ses réflexes de patron reprennent le dessus.

- J'aurais le droit à quel pourcentage ?

- Hum, disons, 60% de garde de nuit et 80% de changements de couche.

- Ça ne serait pas plutôt l'inverse ?

Je secoue vivement la tête.

- L'éditrice est formelle.

- Et qui est-ce ?

- Madame capote.

- On n'en a jamais mise.

- Précisément.

D'un éclat de rire, ses bras retrouvent leur rôle de refuge pour mes angoisses. Un endroit serein où je peux me confier sans honte ni craintes d'être jugée. Un endroit où il fait bon de l'aimer et d'être aimé. Mon endroit préféré.

- J'ai peur, soufflé-je.

- Moi aussi.

Son aveu résonne dans mon cœur soulagé. Si j'aime cet homme pour sa force, je l'aime encore plus pour ses faiblesses. Après l'avoir embrassé à en perdre la raison, je décide de détendre un poil l'atmosphère.

- Et s'il a ton humour ?

Sa réponse ne se guère attendre.

- Et si c'est un gremlin ?

- Ou une fille ?

Grimace de futur père gaga de sa progéniture.

- Je vais devoir acheter une tronçonneuse. Pour les garçons. Et il me faudra un permis de port d'arme.

Un soupir à l'unisson.

- On est dans la merde, constaté-je.

- Jusqu'au cou.

- Un peu.

- Beaucoup.

Il se tourne vers moi, une promesse solennel écrite à l'encre noir de ses yeux.

- Mais moi, je t'aime à la folie. 

Je souris et me blottis un peu plus contre l'homme de ma vie, le regard perdu vers notre avenir, le cœur pressé d'y parvenir.

Et si.

Et si demain était finalement le plus beau chapitre de notre histoire ?